L’ART COMME PHILOSOPHIE, LA PEINTURE COMME MIROIR

Antonina Zaru*

Rome /  Italie / 2001

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 Là où était le ça , le Moi doit advenir

Sigmund Freud

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Introduction

            Si seulement l’envie pour la perfection avait été vaincue par l’amour pour la perfection, nous ne resterions pas tous muets et envieux, par exemple, devant la beauté des tableaux de Piero della Francesca. Nous saurions dire la stupeur, nous saurions, raconter les émotions – le mot est ancien mais parfaitement approprié. «Nous saurions» mais nous ne savons pas, parce que nous ne sommes pas tous des poètes. Pas tout le monde, par chance. Parce qu’aussi, il y a cette espèce de rêveurs qui, au contraire, s’obstine à rester médusés par la légèreté de la perfection, du processus de la poésie qui mène à la perfection. Laquelle n’est autre que la parfaite conscience qu’est l’imparfaite tension vers le parfait, vers la perfection.

            L’un de ceux-là, l’un de ces rêveurs, qui, d’un regard enchanté sur la vérité des choses est en train de dédier une vie, s’appelle Cerj Lalonde.

L’Art comme philosophie, la peinture comme miroir

            Dès ses premières expériences dans le domaine des arts visuels, les dettes de Cerj Lalonde apparaissaient évidentes envers des artistes comme Frank Stella, Piet Mondrian et Wassily Kandinsky. Espaces géométriques et utilisation sèche de la couleur sont au service de toiles aux fortes connotations conceptuelles, mais dont l’urgence expressive de la gestualité n’est pas celle des autres. Ce n’est pas étonnant que ce même Lalonde ait révélé, à propos de son travail : « mes tableaux présentent en général  une composition formelle très structurée, afin que la puissance et la sécurité des limites géométriques permettent une complète liberté à l’expressivité de la forme, de la couleur et de tout ce que la peinture – et seulement la peinture – peut accomplir».

            En effet Lalonde, en plus d’être un expérimentateur diligent employant un large et complexe éventail de médias (cf. notamment ses splendides installations multimédias des années quatre-vingt qui combinaient le primitivisme alchimique d’un Joseph Beuys au « trou noir » de l’image électronique d’un Nam June Paik), reste et demeure, avant tout, un peintre extraordinaire. N’est-ce pas Lalonde d’ailleurs qui dénonçait, il y a déjà presque dix ans, lors d’une âpre intervention dans les pages canadiennes du journal Le Devoir; le désintérêt des médias pour la peinture au profit des informations de divertissement : ¨…il y a, disons, je me permet simplement de le dire, comme une conspiration de l’ignorance, si non de la bêtise, à se forcer pour ne pas voir, ou ne pas comprendre la peinture. Comme si tous ces professionnels de l’information étaient bel et bien possédés par l’idéologie dominante de l’«entertainment» ou de la conscience malheureuse. Comme si la passion de découvrir et de dévoiler, sans parler de la responsabilité de l’information, était annihilée ou résorbée dans le contentement de soi ou le confort de l’indifférence – la mort à crédit quoi.¨ Et Cerj Lalonde donne alors un rôle essentiel à la peinture : ¨Je dis cela en pensant que la «solution», pour l’artiste, au problème de l’ «éreintage» de la peinture par la critique est à mon avis la suivante: peindre, peindre toujours, pour ou contre tous, et vivre le combat de sa diffusion comme une grande aventure, une exploration de l’humain et de ses institutions, la mission passionnante de poursuivre le dévoilement spécifique sur l’intime et l’insondable qu’offre le tableau. Et avec l’enthousiasme d’une certitude: celle de l’importance absolue de la peinture et de ses caractéristiques uniques et essentielles dans le développement de l’humain et de son être-au-monde.¨

            Une intervention où s ‘éclaircissait en même temps la position fondamentale du langage philosophique dans l’œuvre de Lalonde. Nous devons à Joan Altabe, auteur et critique de l’Herald Tribune, une des premières analyses systématiques du corpus de Lalonde, lesquelles mettent au jour une forte installation spéculative. Joan Altabe devinait alors en quoi consiste le langage artistique de Lalonde, qui revient souvent au caractère essentiel de quelques lignes judicieusement positionnées. Elle notait aussi que ses toiles, à travers un certain air mystique que rappelle l’art de Rothko et de Newman, réclament surtout et toujours un regard «contemplatif».

            Mais plus que tous les autres, c’est le critique Leo Rosshandler qui a cerné, lors de recherches sur l’artiste canadien, un système philosophique cohérent qui, justement pour cela, exige une attention de type spéculatif. C’est sans aucun artifice ou fermeture intellectuelle, mais justement au travers de toiles splendidement exécutées, de façon formelle, accompagnées aussi d’ exquises compositions chromatiques, que l’art encore plus grand, émerveille. Ainsi Rosshandler, bien que liant sa recherche à celle de la tradition (de l’avant-gardiste russe au post-modernisme) assignait un rôle autonome à l’œuvre de Lalonde où l’abstraction devient, avec le regard profond de la psychologie, de l’intimité et de la mysticité, exaltante, immanente. Dichotomie irrémédiable? Pas du tout. Dans l’œuvre de Lalonde, l’expérience esthétique se confond avec l’intégration du champs de l’éthique.  Le défi est toujours celui d’induire un processus, un processus cognitif dans lequel le spectateur (l’artiste et celui qui regarde, avec leur philosophie respective) a un rôle paritaire. La réflexion intellectuelle de Lalonde s’appuie sur une constante dialectique: méthode classique et organisation systématique post-moderne, chaleur (hot) de la peinture et gel (cool) des nouveaux médias, épistémologie et sentiment, mais toujours avec une thématique centrale, l’obsession du Voir (Seeing) comme Critique du jugement.

            Mais derrière ce que nous voyons, on ne voile pas la chose en soi. Rappelons que le regard n’est qu’un autre des paradoxes, dont la phénoménologie de Maurice Merleau-Ponty (pensons à ses nombreux écrits sur la peinture, parmi lesquels le fondamental Doute de Cézanne) et de Jacques Lacan nous a habitués: «Le rapport entre le regard et ce que nous voulons voir est trompeur» (Lacan). Mais le regard est justement ce «processus social» qui unit, à travers le langage, tous les observateurs à la sphère du symbolique. Regard frustré, s’il est vrai que voir est toujours l’irréalisable désir de l’autre. C’est encore Lacan qui, dans le Séminaire IX, traitera du Visible et de l’invisible de Merleau-Ponty et qui définira le regard comme le revers de la représentation. Son « style »? Le miroir. (Devant les peintures de Lalonde, j’ai souvent la sensation d’être face à la propriété mystérieuse des miroirs: surfaces lisses, épicentralité d’un plan bi-dimensionnel, monochromie…).

            C’est Gilles Deleuze qui parlait du style comme exigence fondamentale du philosophique. Dans l’art, il y a aussi un style. Par conséquent, et Lalonde le sait bien, l’exigence fondamentale de l’art, c’est la philosophie.

Voir et être vu

            La peinture de Cerj Lalonde contracte la dette la plus évidente avec des pratiques conceptuelles et spatiales du siècle qui vient de se terminer – cet extraordinaire corpus d’œuvres et d’intentions qu’embrasse les œuvres de Barnett Newman jusqu’à celles de Franck Stella et des expériences néo-conceptuelles (je pense surtout à l’Achilles de Barnett Newman – 1952 – ou à l’oeuvre plus programmatique, The Name – 1949 -, toutes deux conservées à la National Gallery of Art de Washington D.C. – qui manifestaient, à coups de jets d’encre et de pinceaux rêches, l’inextinguible coïncidence entre le corps, le geste du peintre et l’ approche philosophique, en rendant plutôt superflue, comme d’autres l’ont démontré, la présence d’indicateurs déictiques dans la peinture occidentale – comme le propose le philosophe Norman Bryson). C’est Kasimir Malevitch cependant, avec cette peinture fondamentale de moyennes dimensions, Carré noir et carré rouge (1915), aujourd’hui conservée au Museum of Modern Art de New York, qui représente le plus justement le fondement imaginaire de l’artiste canadien. Bien avant que Kandinsky libère son œuvre d’un certain sens d’infériorité (en intégrant des analogies musicales : ImprovisationsCompositions …noms de ses œuvres des années 1910), Malevitch revendiquait une matrice ontologique, au travers une approche véritablement linguistique de la peinture (et dans le titre de cette œuvre – Carré noir et carré rouge -, la coïncidence entre mots et contenu est justement conforme).

            Dans l’histoire de la peinture occidentale, l’un des événements les plus importants a été sans doute l’invention de la perspective.

            La perspective est la conscience de l’éternité du temps et de l’infinité de l’espace, a écrit récemment Cerj Lalonde.

            La perspective classique, loin d’être une «solution exacte», est seulement une des façons que « l’humanité a inventé pour projeter le monde perçu devant soi et non la copie de ce monde » (Merleau-Ponty). Fallacieuse, si l’intention est la coïncidence entre représentation et représenté, il ne s’agit que d’une méthode. C’est une grille au travers de laquelle nous lisons le monde parce que c’est justement dans la limite du représenté que se trouve la découverte de l’éternité et de l’infinité.

            Et dans cette optique, les tentations de la « mimesis » étant abjurées, quel est le rôle de l’artiste? Est-ce celui de présenter simplement les limites du monde et des hommes? Son rôle n’est autre que le sacerdoce du fini?

            « Parler de l’identité de l’artiste, c’est jouer avec un mythe », affirme Lalonde, qui cite ensuite Freud dans sa préface au roman de Dostoievsky, Les Frères Karamazov , lorsqu’il affirme que « le problème de l’artiste ne peut être analysé ». Une telle perspective n’élude pas la conscience d’un retour vers certaines positions idéalistes. Evidemment, après s’être souvenu que Barnett Newman avait dit que « le premier homme était un artiste », on comprend que pour Lalonde, l’identité est une question de personnalité – avec toutes ses caractéristiques généalogiques complexes. La critique (et la limite théorétique) de l’art comme objet et pratique dans nos sociétés industriellement avancées – plus qu’une recherche de définition ontologique à travers le retour édénique et romantique à l‘ «hubris» du créateur/artiste – intéresse davantage Lalonde.

            Chez Lalonde, la fracture entre artiste et spectateur se soude dans une perspective de participation  à l’événement esthétique, non seulement comme dynamique d’échange (et à partir d’une telle réciprocité, l’artiste organise, grâce à ses recherches théoriques, une grande partie de son travail) mais aussi comme espace commun essentiel – espace commun qui, par exemple dans la peinture de La Renaissance, était définit par la convention de la perspective.

            Aussi, quand Marylin Ferguson nous dit que «tout être humain est un artiste», rappelle Lalonde., cela me fait aussi penser que derrière ses œuvres se cachent un certain George Maciunas et un retour aux avant-gardes. Cependant, la peinture de Cerj Lalonde n’exprime pas autant une révolte qu’elle révèle plutôt une analyse philosophique et conceptuelle.

            Son art tend vers la cosmogonie (l’esthétique comme théorie du style) et pourrait aussi échouer s’il reflétait strictement l’affirmation freudienne de la «non analysabilité» de la création (procédé qui rendrait vain le précepte ancien et thérapeutique du « Gnotis se autòn », exigence supplémentaire du savoir-faire artistique).

            En bref, l’art est le «oui» de tout le monde, l’affirmation libératrice, mais le tout être humain de Lalonde (comme l’«être » de la citation de Ferguson où se découpe à l’horizon le destin unique d’une finitude infinie), c’est l‘«homo philosophicus» dont rien n’est plus distant que l’ambiguë citation de Giuseppe Chiari : «L’art est facile». Pour Lalonde, l’art est difficile parce qu’il est le produit d’un processus de tension entre opposés et, plus que tout, d’un « processus de connaissance ».

            Et lorsque Lalonde, écrivant à propos d’un tableau de Guido Molinari, révèle le fait que sa peinture lui apparaît comme spirituelle, il précise immédiatement comment : ¨…ce grand tableau bleu qui ma happe soudain le regard comme un trou noir… Trois bleus profonds, à la limite du monochromatique, trois tons, trois nuances, trois séquences, comme une onde, un vent d’infini. Un tableau pour respirer. Spirituel comme spiritus, souffle, souffle du corps, respire de l’être. Trois bleus pour arrêter l’histoire, percevoir les millénaires, méditer devant l’éternité¨. « Buona novella » devient ultérieurement le souffle de la gnoséologie manifeste (sinon mystique) de sa recherche. Il découvre aussi une pratique de la peinture qui, depuis des années, devient le témoignage d’une nécessité de la « parole » qui est couleur et forme chez lui (sans parler pour l’instant de ses installations multimédia). Forme finie, et souvent peinte de couleurs primaires, puisque l’unique approche vers le salut est toujours la grille de l’archétype. De l’archétype et de la science.

            Même en phase spéculative, Lalonde a plusieurs fois manifesté le charme qu’exerçaient sur lui Piero della Francesca et la peinture de la Renaissance. Comme nous l’avons dit, c’est l’abstraction de la perspective, la perspective en tant qu’abstraction, qui le stimule surtout. Dans la peinture classique, les règles de perspective (une pratique d’objectivation par rapport à la théorie de la subjectivité de la Gestalt), mettaient en scène une image faisant allusion au mouvement. Chez Lalonde, ce n’est pas tant le geste de la peinture qui doit être révélé (c’est en cela qu’il est plus proche de Mondrian que de Pollock), mais le « geste de l’intelligence » comme rapport entre l’artiste, qui a son propre pouvoir de représenter, et le représenté.

            A travers ces espaces que l’artiste appelle « Environnements», l’œuvre devient une expérience progressive et collective. L’artiste conçoit des espaces (il parle de «perspective infinie») où la mise en scène produit, au travers une matrice zen, des effets d’éternité du temps et d’infinité de l’espace. Ces installations fournissent évidemment surtout des prétextes et des contextes, bien plus encore que de véritables textes. Cet art est un art de la légèreté, fait davantage de silences que de présence.

            Parlant de la peinture orientale Alec Erjavec, citant François Cheng, remarquait que le vide à l’intérieur d’un tableau n’est pas une présence inerte mais est traversé par des souffles qui unissent le monde visible (l’espace peint) à celui invisible.   

            Lalonde est reconnu comme un artiste multimédia, bien qu’il revendique la pratique d’une « peinture-peinture » (le passage de l’un de ses écrits, dans la définition de son œuvre, calquée sur la prose légèrement sensationnelle de la critique contemporaine est assez amusant : sa peinture est néo-abstraite et conceptuelle, post-moderne ou actuelle, post-néo-constructiviste ou organique-néo-structuraliste, en somme, simplement peinture). Cette revendication n’indique pas seulement un domaine médiatique de prédilection, mais un cadre philosophique précis, dont la mission est de communiquer une vision, comme nous le dit l’un de ses grands cycles d’œuvre. Le mot  « vision », sémantiquement riche (en français comme en anglais) concerne soit les processus mécaniques de l’œil et de la nouvelle élaboration du cerveau, soit un processus de conceptualisation de l’être-au-monde. La vision, comme « objet » de la relation à la Gestalt, est aussi considérée comme acteur de l’événement. Et chez Lalonde, la question est justement dans ce doute: et si la vision artistique était le vrai sujet?

            Ce n’est pas du tout un hasard si l’une des œuvres les plus conceptuelles et les plus programmatiques de Lalonde soit exactement l’installation photographique Seeing (ou Critique du Jugement) dans laquelle une pièce complètement obscure accueille sur les murs une myriade d’yeux qui nous regardent comme… une conversation de moniteurs cathodiques. Comment dire? Si l’art doit être toujours regardé, nous ne devons pas oublier que le véritable art naît de l’action conjuguée du spectateur et de l’œuvre même. Ainsi, Lalonde nous offre justement une œuvre complexe qui doit vraiment être regardée mais qui doit l’être surtout dans une optique, je dirais, lacanienne :  «l’oeuvre nous regarde».

            Cette installation (récemment exposée au Musée Castello di Lupinari) a été amplement étudiée dans une série de rencontres demandées par le professeur Suzanne Leclairde l’Université Concordia à Montréal, laquelle mettait immédiatement en relation l’interaction, chez Lalonde, entre l’espace et la représentation, et trouvait exactement dans la dialectique vide/plein, lumière/obscurité, voir/être-vu, les raisons les plus profondes de sa communication artistique.

            Pourtant, en observant les œuvres de Lalonde, le doute subsiste: qui communique la Vision? L’artiste? Le spectateur? Ou l’œuvre elle-même?

            Le sujet est un des nœuds fondamentaux de la théorie de l’art contemporain, amplement abordé par Freud et par Jacques Lacan, et avant lui par Merleau-Ponty pour lequel – à la différence de Heidegger qui pense que la poésie est le langage de l’être – c’est la vue qui occupe, de façon ontologique, un point central.  Mais la « logique du regard » (Bryson) est celle que « voit la représentation », non pas comme un essai mimétique, « mais en tant que relation avec sa vérité interne » (Erjavec). C’est encore Erjavec qui nous rappelle comment Merleau-Ponty indique, dans la peinture, le chemin principal pour rejoindre l’Etre. Mais la philosophie est l’aspiration à l’Etre, de même que la connaissance de ses propres limites.

            En dernière analyse c’est bien d’ici, par la perspective de la limite vertigineuse de l’être humain et par son irrésistible tentative de transcendance, que la peinture abstraite de Cerj Lalonde regarde le monde de son propre intérieur. Et en procédant de cette manière, il devient le protecteur de notre propre regard.

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* Conservatrice et critique d’art basée à Rome, Antonina Zaru a organisé de nombreuses expositions et rétrospectives internationales (Nam June Paik, Richard Serra, Mirò, Magritte, Stephen Cox, etc) dans divers musées du monde (NewYork, Washington, Tokyo, Bâle, Vienne, Madrid, Séoul, Rome, Milan, Florence, Venise et Naples). Durant de nombreuses années, elle a suivit l’activité de Nam June Paik, pour lequel elle a organisé d’importantes expositions (Kunstalle de Bâle, Kunsthaus de Zurich, Statdrische Kunstalle de Düsseldorf, Museum of the Twenthief Century à Vienne, Symposium international de Séoul, Palais des expositions à Rome, Pavillon Allemand de la Biennale de Venise). Elle contribue régulièrement à la rédaction d’articles figurant dans des revues et catalogues d’art.

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